« Elle rêvait de commandes, de ventes fabuleuses, de gloire mondiale et d’opulence.

Quand rien de tout cela ne se produisit, il apparut qu’il n’y avait en elle nul ressort de résistance, elle avait dépensé, généreusement prodigué, toute la substance de son âme dans une œuvre qui maintenant se dressait, détachée d’elle, dans sa splendeur. Il ne restait plus que l’esprit dépouillé et le corps usé d’une pauvre vieille femme qui avait été un génie, une sainte et une héroïne. » c’est en ces termes qu’en 1949, le collectionneur d’art Wilhelm Uhde évoque le destin funeste de la peintre Séraphine Louis.

De la folie comme morceau de vérité historique chez Freud, au bénéfice positif de la psychose pour Lacan, la psychose n’est pas déficit ou défaite de la pensée mais devient solution, sinthome, ouvrant parfois la voie à la plus belle création. L’histoire de l’art ne manque d’en révéler des talents, tels le philosophe Jean-Jacques Rousseau, la sculptrice Camille Claudel, le peintre Van Gogh, ou encore la peintre Séraphine de Senlis et bien d’autres. De ces femmes et ces hommes dont nous avons beaucoup à apprendre.

Pour que le rapport à l’autre advienne, il y a la nécessité qu’il y ait eu un écart entre les sujets. L’enfant est dans l’Autre, notamment aux prises avec le désir maternel, avec la jouissance de cet Autre maternel, devenir sujet : c’est se séparer. 

L’enfant repère que le désir de la mère est ailleurs, cet autre chose c’est le phallus, c’est ce que Lacan appelle le signifiant du désir. C’est sur ce chemin là que l’enfant découvre également celui qui fait la loi, le père. Mais c’est dans la parole de la mère que se fait l’attribution du responsable de la procréation, parole qui n’est que l’effet d’un pur signifiant, signifiant nommé Nom-du-Père. C’est ici que s’opère la substitution de signifiant, signifiant du Nom-du-Père à la place du signifiant phallique. Il y a alors quelque chose qui tombe, que Lacan nommera l’objet a, qui a pour résultat de produire du sujet divisé, en attente dans sa demande à l’adresse de l’autre.

Ce Nom-du-Père, qui représente la structure symbolique, lorsqu’il est manquant ou inopérant, modifie radicalement le rapport à la demande à l’Autre. 

Cette absence radicale de ce signifiant fait qu’aucun autre signifiant ne vient à la place. Il n’y a pas de métaphore possible. Elle n’est pas possible parce que le sujet n’est pas arrimé, attaché au symbolique, à la fonction de la parole. Ce qui laisse la voie possible au déchainement des signifiants et la confrontation à une jouissance morcelante. 

Ce modèle forclusif s’appuie sur deux registres celui du symbolique et de l’imaginaire, pour intégrer le Réel Lacan recourt à une autre configuration, celle du nœud borroméen. Une autre configuration pour représenter une nouvelle illustration de la structure du langage. Un ensemble noué qui permet malgré tous les malentendus de la parole de communiquer avec les autres. « Le désir de connaître rencontre des obstacles, dira Lacan en décembre 1975, C’est pour incarner cet obstacle que j’ai inventé le nœud et que, au nœud il faut se rompre. » 

Mais il ne s’en tient pas là, du nœud à trois il passe au nœud à quatre, un quatrième pour nouer la discontinuité, qu’il nommera le sinthome.

Dans la psychose le lien est rompu, la forclusion c’est en quelque sorte une structure nodale borroméenne dénouée. « Quand une des dimensions vous claque pour une raison quelconque, vous devez devenir, vous devez devenir vraiment fou. » dira Lacan en décembre 1973

Si la notion de suppléance pour Lacan est abordée très tôt dans son enseignement, c’est avec le séminaire sur le Sinthome qu’il va faire du quatrième nœud, une suppléance pour endiguer la psychose délirante. 

Une invention singulière, qui permet que « le Nom-du-Père on peut aussi bien s’en passer ». Avec le séminaire XXIII, c’est se passer du père pour s’en servir comme d’un sinthome. Grâce à son égo d’écrivain, Joyce se fabrique un nouage borroméen à quatre. Joyce transforme son symptôme et impose son nom grâce à son génie littéraire. « C’est de se vouloir un nom que Joyce a fait la compensation de la carence paternelle » note Lacan. Pour Joyce, l’écriture lui sert de point d’appui pour suppléer au Non-du-Père, C’est en valorisant son nom, aux dépens de son père, d’occuper par son écriture tant de monde, qu’il y a compensation paternelle.

Se faire un nom par l’écriture, sans doute, ce qui s’est passé pour Séraphine de Senlis, une écriture picturale qui semble avoir eu une certaine fonction de sinthome. 

Séraphine perd très tôt sa mère, elle décède un an après sa naissance le jour même de son premier anniversaire. Son père remarié décède sept ans plus tard. Elle est placée chez les bourgeois, comme bonne à tout faire, puis au service des Sœurs de St Joseph de Cluny à Senlis. Elle vit 20 ans dans cette congrégation, sans pouvoir réaliser son aspiration de devenir religieuse, vu ses origines modestes. 

Pourtant Séraphine porte ce prénom qui vient du nom emprunté à la Bible, les Séraphins, ces anges que l’on trouve dans la bible au tour du trône de Dieu, des intermédiaires entre Dieu et les hommes. Il lui reste alors, comme l’écrit l’historien Alain Vircondelet, à s’offrir « à la Vierge avec une fidélité et une passion sans mesure ». 

Dès cette période Séraphine nourrit un véritable dialogue intérieur avec la Vierge Marie ou avec son ange gardien, mais cette fragilité proche d’une jouissance mystique, est compensée, contenue par le cadre stricte, codé de cette vie monacale. Sans doute pouvons-nous entendre dans cette pratique religieuse, appuyée par une reconnaissance des religieuses de Clermont, une première suppléance. 

Mais le risque du déclenchement ne semble pas très loin. Construction imaginaire d’une rencontre avec Cyrille un officier russe collectionneur de tableaux, révélation de plusieurs grossesses, sentiment de persécution par des femmes de Senlis semblent bien en témoigner. 

Mais des événements vont menacer la position fragile du sujet : des tensions répétées avec les religieuses. Elle relate, dans un effet de localisation de la jouissance dans l’autre, que lors de son hospitalisation, à cette période elle avait été témoin de complots et crimes chez les sœurs de St Joseph. Ce vacillement de l’être provoque un passage à l’acte brutal, Séraphine quitte en 1902 le couvent.  Dès ce départ elle propose à nouveau ses services pour des ménages. C’est vers 1905 qu’un vif intérêt pour la peinture lui vient. Lors de son hospitalisation, elle dira à l’interne que c’est le fils d’une des familles chez qui elle travaille, qui lui aurait fait valoir qu’elle avait « des dispositions et fallait qu’elle continue. »  Fait notable, il semble que c’est à cette période que son ange gardien lui aurait dit de se mettre au dessin. La psychanalyste Françoise Cloarec évoque également que la voix de la vierge à la cathédrale de Senlis qui lui aurait ordonner de peindre. 

La pratique de la peinture, soutenue par ce fils d’avoué et ces « injonctions venue du ciel », devient une nouvelle suppléance. Alors dans un petit appartement au cœur de Senlis, Séraphine peint en braillant des cantiques. Une rencontre est déterminante, celle d’avec Wilhelm Uhde, le fameux collectionneur d’art et découvreur de talents. Du douanier Rousseau à Picasso, il sera le premier à reconnaitre la puissance créatrice de Séraphine. Leur première rencontre se fera en 1912, mais très vite la guerre éloigne le marchand d’art.

Séraphine continue à peindre, la municipalité de Senlis lui propose de participer à une exposition en 1927. Françoise Cloarec écrit « Elle rumine longtemps son hésitation, cette insistance aussi l’inquiète : et si c’était pour se moquer de son travail ? Et si on se riait d’elle ? Et si les femmes en noir en profitaient pour les brûler ? Cela ne va-t-il pas fâcher la Vierge ? ». La suppléance reste fragile.

A cette occasion Wilhelm Uhde reprend contact avec Séraphine et décide de subvenir à ses besoins matériels. Ses toiles sont proposées, achetées par des collectionneurs reconnus, des tableaux sont vendus à l’étranger, son nom circule. Cette célébrité n’étonne pas Séraphine, c’est l’époque des achats irraisonnables, des visions exaltées. Puis survient la crise de 29, les peintures ne vendent plus, Wilhelm Uhde l’argent manque, Séraphine devient une charge pour lui, il s’éloigne et cesse de la soutenir. Elle se sent alors trahie, abandonnée. Des idées de persécutions se développent, Alain Vircondelet écrit « l’inspiration fameuse semble aussi l’abandonner, le 31 janvier 1932, la folie recouvre tout. » Le 25 février, elle est internée à l’asile psychiatrique, pour une psychose chronique avec idées de grandeur, de persécution et hallucinations. Elle y restera jusqu’à sa mort sans jamais repeindre.

C’est assurément l’exaltation liée à la notoriété et ce laisser tomber qui provoquent le déclenchement de ce moment psychotique dévastateur. L’écriture picturale n’est plus pour Séraphine, une solution, une invention, un savoir y faire avec une jouissance en excès. Le vécu de laisser tomber devient véritable rupture. La reconnaissance de Wilhelm Uhde, par un appui pris sur une identification imaginaire à cet homme lui permettait de se soutenir, de se stabiliser et d’assurer un certain lien social. 

Lorsque cette suppléance choit, le nom ne peut plus circuler, il n’y plus rien que le vide, le monde s’effondre. 

Les professeurs d’histoire de l’art Hans Köner et Manja Wilkens écrivent le désistement de Wilhelm Uhde « toucha l’artiste : son existence s’en trouva à proprement parler ruinée. »

Le nom ne peut plus circuler dans le public, l’ébauche de construction d’un sinthome échoue, dans une tentative ultime de guérison, c’est le délire qui prend le pas, pour soutenir le nom, internée, Séraphine écrit de nombreuses lettres, qu’elle signe S. Louis-Maillard (Sans rivale).  

En guise de conclusion, cette lecture de l’histoire de Séraphine appuyée sur la clinique de la suppléance, interroge la position transférentielle avec les sujets psychotiques. 

Notamment cette position prise en tant qu’analyste, celle de soutenir la pratique de l’art d’un patient venu chercher un lieu d’adresse. Nous pouvons en faire le constat, en restituant sa parole au sujet, avec une présence éloignée de toute position de grand Autre qui sait, une position de secrétaire, de compagnonnage, cette rencontre permet souvent un point d’encrage du discours qui se dit, se cherche, voire un point d’ancrage de limite à une jouissance débordante. Il n’est pas rare qu’une parole déposée puisse faire barrage à un moment fécond d’irruption de phénomènes élémentaires. 

Relevons que Lacan dira en 1976, que l’analyste ne peut se concevoir que comme sinthome. C’est sans doute dans ce sens, dans une position d’analyste, orientée par l’éthique, averti sur la question des psychoses, qu’il s’agit de soutenir tant les stabilisations existantes, que toutes les suppléances appuyées sur ces trouvailles, solutions, inventions créatrices que le sujet apporte.